Iryna Dorofeieiva a fui la destruction de la ville ukrainienne de Marioupol dans le sud du Donbass, dont elle est originaire. Réfugiée à Saint-Rémy-de-Provence avec sa fille et sa grand-mère depuis le mois d’avril 2022, elle a effectué un stage d’immersion de 2 semaines au service des marchés publics de la mairie. Dans un témoignage poignant, elle raconte l’horreur qu’elle a vécue et sa nouvelle vie dans notre commune.

C’est un destin particulièrement tragique qui a conduit Iryna à Saint-Rémy. Cette jeune femme de 34 ans travaillait auparavant en tant que spécialiste en chef du service des appels d’offres de la mairie de Marioupol.

Marioupol, 430 000 habitants, 2e plus grande ville de l’oblast (région) de Donetsk, est au cœur du conflit russo-ukrainien depuis près de 9 ans. En 2014 et 2015, au lendemain de la révolution ukrainienne, elle fut le théâtre de violents combats entre les séparatistes, soutenus par les forces russes, et les forces gouvernementales ukrainiennes. À cette occasion, le père d’Iryna fut tué lors d’un bombardement sur leur quartier de Vostochny. Tombée gravement malade, sa mère est également décédée en janvier 2022, juste avant l’invasion russe.

À Marioupol, la guerre commence le 19 février 2022, avec le bombardement des villages voisins de Lebedenys’ke et Shyrokyne. Iryna fait immédiatement ses valises et conduit sa fille de l’autre côté de la ville, encore épargnée. « À ce moment-là nous ne croyions pas à la réalité de la guerre », confie-t-elle. Le jour du début de l’invasion, le 24 février, elle retourne à son appartement pour récupérer des habits et ses papiers d’identité.

Un mois dans un sous-sol
Avec sa fille Sofiia et ses deux grands-mères, Nina et Loubov, Iryna se cache dans l’appartement d’amis en centre ville. Rapidement, elles doivent dormir dans le couloir car c’est le seul endroit du logement qui n’a pas de fenêtre. Le 2 mars, il n’y a déjà plus d’eau, plus d’électricité, plus de gaz et plus d’internet. Rester dans les étages devient trop dangereux ; elles vont se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble de 5 étages avec d’autres familles. Elles y vivent un enfer.
« Il faisait – 10°C dehors la nuit. Nous dormions sur des tuyaux avec des couvertures. Pour cuisiner, nous devions attendre l’interruption des bombardements pour aller faire du feu à l’extérieur. Certains jours, il était impossible de sortir à cause des tirs incessants provenant des chars, des avions, des bateaux. Il n’y avait alors pas de nourriture. Nous devions boire l’eau récupérée dans la tuyauterie, de l’eau de pluie ou de la neige fondue. »

Par la suite, Marioupol est encerclée par les forces russes. Il n’y a alors plus aucun magasin ouvert, pas de pharmacie, pas d’aide humanitaire. Plus aucun moyen d’acheter quoi que ce soit.
Le 19 mars, alors qu’Iryna est remontée dans l’appartement, l’immeuble d’en face est touché par un obus. Les fenêtres du logement sont soufflées et Iryna projetée dans le couloir, où elle se réveille après être tombée inconsciente. « Je me souviens du feu et de la lumière, c’était catastrophique. »
Le 21 mars, la moitié de l’immeuble prend feu ; l’appartement est détruit. Pendant que les hommes tentent d’éteindre l’incendie, jetant les affaires inflammables par les fenêtres, Iryna reste dans le sous-sol avec une dizaine d’enfants. Ils y vivent ensuite encore une semaine, pétrifiés par le bruit des lance-roquettes Grad et des avions. « Encore aujourd’hui, quand j’entends le bruit d’un avion dans le ciel, je suis terrifiée. »

L’horreur de la traversée
Le 28 mars, menacé par la famine ou l’écroulement de l’immeuble, le groupe décide de partir pour un lieu plus sécurisé, situé à 40 minutes à pied. Le parcours est difficile et dangereux ; il faut marcher le plus vite possible car un obus peut tomber à tout instant. « Nous croisons beaucoup de cadavres sur le chemin ; certains ont des valises à côté d’eux car ce sont des gens qui essayaient de fuir, comme nous. D’autres ont été enterrés sur place par les voisins pour éviter que les animaux ne les mangent. Avec les enfants, il faut parfois enjamber des corps mutilés. Il n’y a pas de mot pour dire à quel point c’était horrible. Sofiia en parle encore aujourd’hui. Elle se souvient de tout et pleure parfois la nuit. »
Dans la fuite, sa grand-mère Loubov, restée en arrière car marchant lentement, disparaît. Mais lorsqu’Iryna veut aller la chercher, les tirs reprennent ; elle doit se résoudre à avancer pour sauver sa fille, et perd sa trace.
Le groupe atteint finalement un quartier avec un grand hôpital où est déjà basée l’armée russe. Les soldats lui proposent de l’évacuer mais Iryna refuse car elle redoute d’être envoyée en zone occupée. Elle trouve finalement un bus qui l’amènera, avec sa fille et sa grand-mère, jusqu’à Lviv, à l’ouest de l’Ukraine.
Elle y restera encore 15 jours, désemparée et ne sachant plus que faire, avant de partir pour Cracovie (Pologne), où elle retrouvera le Saint-Rémois Stéphane Allier, qui a déjà fait plusieurs trajets entre Saint-Rémy et la frontière ukrainienne.
Elles arrivent finalement à Saint-Rémy le 24 avril, où elles vivent depuis.

Une nouvelle vie
Presque un an après, Iryna loge toujours chez de généreux particuliers saint-rémois avec 2 autres familles ukrainiennes. Au bout de plusieurs mois, elle a finalement eu des nouvelles de sa grand-mère Loubov, qui a survécu mais qui est coincée à Marioupol, presque totalement détruite et tombée aux mains des Russes. Sur les 450 000 habitants que comptait la ville, il en resterait aujourd’hui 100 000. 250 000 ont fui et les autres sont morts pendant le blocus.
« Ce que nous avons vécu restera à jamais gravé dans ma mémoire. Il faudra peut-être un peu plus de temps pour que les peurs et les cauchemars s’apaisent. Aujourd’hui, grâce au soutien et à l’aide inestimable que nous apportent les bénévoles, la mairie et le CCAS, nous nous intégrons jour après jour en France. »
Sa fille Sofiia est scolarisée à l’école de la République le matin et suit des cours en visioconférence avec l’Ukraine l’après-midi.

Après un CDD dans l’hôtellerie, Iryna suit aujourd’hui des cours intensifs de français à Cavaillon, qui l’ont fait beaucoup progresser. Compte tenu de son métier à la mairie de Marioupol, la DGS Sonia Aubert-Borel lui a proposé de faire un stage d’immersion au service des marchés publics de la mairie de Saint-Rémy. « L’objectif était qu’elle baigne dans un environnement professionnel où elle entend et parle français toute la journée », résume la responsable du service Stéphanie Bertin. « Les résultats sont impressionnants : en seulement 15 jours, elle a fait de très gros progrès, réussissant à tenir des conversations sans l’aide du traducteur automatique. »

À la découverte de l’administration française
« Cette expérience a été très importante pour moi », raconte Iryna. « J’avais beaucoup d’inquiétudes sur le déroulement du stage et sur mon niveau de français. Mais j’ai vu des gens d’une gentillesse immense, accueillants, parlant lentement pour que je les comprenne bien, qui se réjouissaient avec moi de chaque nouveau mot ou chaque nouvelle compétence apprise. Ces personnes très professionnelles aiment sincèrement ce qu’elles font et s’investissent entièrement dans ce travail, car la commande publique ce n’est pas seulement des documents et des chiffres, c’est l’apport d’une partie de leur âme dans le développement de la ville. »

Iryna a aussi appris comment fonctionnent en France et en Europe les procédures d’appels d’offres, quels critères sont fixés pour les candidats, quels sont les principes de base et le cadre législatif. « C’était également intéressant de découvrir le fonctionnement des services de la mairie. Grâce à cette expérience, je peux maintenant établir un parallèle entre les procédures de la France et de l’Ukraine : malgré des différences importantes, j’ai également trouvé beaucoup en commun. Bien que nous ne sommes pas membres de l’Union européenne, nous sommes plus proches de vous que vous ne le pensez ! »

Iryna est aujourd’hui en recherche active d’emploi, ce qui, nous l’espérons tous, lui sera facilité par son apprentissage rapide du français.

Cet article a été modifié pour la dernière fois le 16 février 2023 à 16:45